samedi 20 février 2016

Dorothy Parker ou Excusez -moi pour la poussière de Jean-Luc Seigle

Esprit aussi corrosif qu'insurgé, Dorothy Parker (1893-1967) méritait largement d'être le personnage unique d'une pièce de théâtre. Quand celle-ci débute l'écrivaine (le méchant mot!) sort péniblement de l'une de ses nombreuses cuites. Et, avec une lucidité acide dont elle ne se départira jamais, commence à se raconter. Ce qu'elle poursuivra tout au long du spectacle qui se déroule, à différentes périodes de sa vie, dans une chambre de l'hôtel Algonquin qu'elle ne cessa de réintégrer. Appelée régulièrement à Hollywood, où elle collabora à l'écriture de plusieurs scénarios de films fameux (notamment Saboteur d'Alfred Hitchcock et La Vipère de William Wyler adapté d'un roman de son amie Lillian Hellman), elle finit immanquablement par revenir vers son cher New York. Ces voyages, ou plutôt ces déplacements, ne faisaient que dépayser son mal être. Auteur de poèmes et surtout de nouvelles qui ont fait sa renommée, elle s'essaya, sans y parvenir,à l'écriture d'un roman. Impossible de nier son plaisir en l'entendant s'exprimer rondement sur les femmes au foyer qu'elle exécrait, sur ses amies qu'éternelle fauchée elle ne choisissait que pleine aux as, sur l'homme de sa vie avec qui elle se maria à deux reprises et qu'elle ne pouvait s'empêcher de régulièrement tourner en bourrique. Seul Charly, le portier noir de l'hôtel, qui la vénérait et satisfaisait le moindre de ses caprices, ne fut jamais la cible de son humour fort noir. Politiquement engagée, Dorothy Parker fut en 1936 - après avoir été quelques années plus tôt membre du comité de défense de Sacco et Vanzetti - de la création de l'Hollywood Anti-Nazi League. Attitudes qui lui valurent de comparaître devant la commission MacCarthy. Magnifiquement mise en scène et en valeur par Arnaud Sélignac, Natalia Dontcheva redonne vie à cette artiste de premier plan et prolonge, ce faisant, le bonheur qu'on trouve en se penchant sur ses écrits. Jusqu'au 19 mars Lucernaire tél 01 42 22 66 87

lundi 15 février 2016

L'art de la comédie d'Eduardo De Filippo

A peine promu préfet d'une petite agglomération de l'Italie profonde, Son Excellence De Caro (Fabien Orcier), demande à son secrétaire (Christophe Vandevelde) de lui faire faire connaissance avec les notables locaux qui ont demandé à le rencontrer. Apprenant que le chef d'une troupe de comédiens ambulants(Mohamed Rouabhi) demande à le voir, il accorde audience à cet homme qu'il s'imagine moins ennuyeux que les autres visiteurs. Mais la demande que lui fait le nommé Oreste Camprese n'est pas du tout de celle qu'il attend. Après lui avoir donné son congé le haut fonctionnaire est pris d'inquiétude. Il soupçonne le maestro, en qui il voit une forte tête, de vouloir lui jouer un mauvais tour. Se succèdent le médecin (Manuel Le Lièvre), le curé (Marc Jeancourt) et l'institutrice (Sylvie Orcier) qui tous semblent avoir un grain. Face aux numéros burlesques auxquels se livrent ces personnes triées sur le volet le préfet nouvellement nommé s'abime dans le doute. L'oeuvre de l'auteur napolitain Eduardo De Filipo (1900 - 1984) suit le réjouissant sillage de la Comédia dell arte. Elle annonce aussi, par son goût des personnages hauts en couleurs et souvent atteints de loghorrhée, les films de ces maîtres de la comédie italienne qu'étaient Risi, Monicelli ou Scolla. Comédien hors norme, Patrick Pineau s'affirme avec ce spectacle auquel il imprime un rythme soutenu, comme un directeur de troupe particulièrement convaincant. Jusqu'au 18 février Thâtre 71 Scène Nationale de Malakoff tel 01 55 48 91 00 Ensuite en tournée.

vendredi 12 février 2016

Des territoires (Nous sifflerons la marseillaise) de Baptiste Amann

Ils sont quatre, ont autour de 30 ans, vivent dans un pavillon de banlieue, viennent de perdre d'un coup leur deux parents.Il est quasi fatal que lorsqu'ils sont sous le choc les membres d'une famille se dressent, sous les prétextes les plus anodins, les uns contre les autres. Lorsque la pièce démarre la discussion entre deux des frères tourne autour du chemin le plus court pour aller chez le marchand de pizzas. Un affrontement plus rude aura pour prétexte la qualité du bois dans lequel seront fabriqués les cercueils. Chacun sera en proie à des débordements au cours desquels des épisodes d'un passé sombre ou déconcertant feront retour. Le troisième frère dont la personnalité a été abolie par un accident de voiture est, lui, l'objet de la tendresse de la soeur. Si les situations peuvent sembler trop fréquemment portées à ébullition c'est que les interprètes (Solal Bouloudnine, Samuel Réhault, Lynn Thibault, Olivier Veillon, tous quatre issus de l'ERAC, l'Ecole Régionnale d'Acteurs de Cannes) ont l'ardeur de leur jeunesse. Auteur et metteur en scène du spectacle, Baptiste Amann rappelle tout au long de la pièce les inquiétants brouillages de l'époque. Il est question de l'enrôlement islamiste d'un voisin que les membres de la fratrie connaissent depuis sa petite enfance, de la soumission de l'un des frères à son tout puissant patron, de l'attirance qu'éprouve la soeur pour un jeune commerçant qui a pour prénom Moussa. A la fin de la représentation les comédiens deviennent les protagonistes de l'ultime repas de Condorcet avant son arrestation suivie de son assassinat. On sait gré à Baptiste Ammann qui a choisi de rendre ainsi hommage à un penseur qui, à ses risques et périls, défendit la liberté de penser. Et voulut croire que le monde d'après serait de tolérance. Ce qui à notre époque qui met en rivalité les identités, les religions et les cultures semble particulièrement chimérique. "Nous sifflerons la Marseillaise" est le premier volet d'un triptyque. On attend la suite, jouée par les mêmes fervents acteurs, avec impatience. Jusqu'au 19 février Théâtre Ouvert tél 01 42 55 74 40

mercredi 10 février 2016

Réparer les vivants de Maylis de Kerangal

Rares sont les spectacles qui nous harponnent autant que cette adaptation conçue pour la scène par Sylvain Maurice de l'oeuvre littéraire de Maylis de Kerangal qui a pour titre Réparer les vivants. Esquivant tout sentimentalisme, l'auteur relate dans un style éblouissant de précision et de vérité la mort au cours d'un accident d'un garçon de 19 ans. La greffe de son coeur va permettre de sauver la vie d'une autre personne. Les parents éperdus de chagrin sont relayés par des membres du corps médical saisis à un moment de leur existence où tous se montrent à la hauteur de leur rôle. L'écrivain qui a le sens du trait évoque en passant les minuscules travers de certains de ces personnages par ailleurs admirables. Comédiens immense, Vincent Dissez, debout sur un tapis roulant sur lequel il esquisse parfois des pas de danse, prend les voix des différents protagonistes. Juché sur le haut du décor en forme de tombeau imaginé par Eric Soyer, l'ultra-compétent musicien et compositeur Joachim Latarjet accompagne tout du long ce voyage du pire à l'espoir. Le tissage des paroles et des sons est on ne peut plus réussi. En un temps où l'on a le sentiment que les sociétés vont toutes à vaux l'eau, le transvasement du livre de Maylis de Kerangal à la scène rappelle qu'il est des progrès qui peuvent être source de vie. Et nous apprend en douce que la mort est attestée non, comme on le considérait jusqu'il a peu, par l'arrêt du coeur mais par la disparition de l'activité cérébrale. Jusqu'au 19 février Théâtre Sartrouville Yvelines CDN tel 01 3O 86 77 79 Du 8 au 6 avril DU 27 au 29 avril Comédie de Bethunes Théâtre Paris Villette tel 01 40 03 72 23

samedi 6 février 2016

Dans la solitude des champs de coton de Bernard -Marie Koltès

Fréquents sont les spectacles qui satisfont la galerie, exceptionnels ceux qui envoûtent. La mise en scène par Roland Auzet de cette pièce montée à plusieurs reprises par Patrice Chéreau est de celle dont la beauté foudroie. Le face à face d'un dealer et de son client est, pour la première fois, interprété par deux comédiennes : Anne Alvaro et Audrey Bonnet qui semblent avoir été touchées par les mots de Koltès comme certains, dit-on, l'auraient été par la grâce. Les deux personnages tout du long sondent les abimes du désir et ce faisant tentent de forcer les ténèbres qui les entourent et les hantent. S'il ne prétend pas découvrir le sens ultime des choses, Koltès, qui manie la langue comme d'autres un instrument de musique, sait d'expérience que c'est en l'autre, l'objet de désir, qu'on tente de trouver le Graal. Si chez Chéreau les personnages s'empoignaient, se rudoyaient, voyaient dans le corps de l'autre un appât, il en est autrement ici où le dealer est pour le client et le client pour le dealer un mystère que, malgré la profusion de mots, l'on ne peut élucider. Emporté par sa verve, Koltès en arrive même à faire dire à l'un(e) des protagoniste que l'amitié, d'ordinaire si glorifiée, ne peut qu'être radine. Le metteur en scène explique dans le dossier de presse que "des casques pour chacun du public sont proposés pour entrer dans l'intime des mots, de la situation et des corps des actrices". Ce qui au départ peut éveiller de la méfiance mai se révèle d'une parfaite justesse. Pour donner un surcroit de tension à cette singulière danse de mort, Roland Auzet à fait appel au chorégraphe Thierry Thieû Niang dont il faut souligner le considérable apport. Un coup de chapeau enfin au Théâtre des Célestins de Lyon qui a produit ce spectacle d'une force si peu commune. Jusqu'au 20 février Théâtre des Bouffes du Nord tel 01 46 07 34 50

lundi 1 février 2016

Les derniers jours de l'humanité de Karl Kraus

Journaliste qui ne mâchait pas ses phrases, Karl Kraus (1874-1936) commença l'écriture des Derniers jours de l'humanité, pièce qui comporte 209 scènes, à Vienne au début de la guerre de 14-18 qui, comme on le sait, marqua la fin de l'empire austro-hongrois. N'utilisant, à l'en croire, que des paroles entendues il en poursuivit l'écriture jusqu'en 1917. L'auteur dramatique et metteur en scène David Lescot qui s'est emparé de cette oeuvre monumentale - laquelle valut à son auteur d'être poursuivi pour défaitisme - n'en a conservé que des parties. Toutes édifiantes. A travers un montage de scènes de cabaret, d'instants de comédies acides et de projections d'archives peu exploitées,le monde d'hier tant célébré par Stefan Zweig apparaît ici bien pantelant. Le goût immodéré pour la satire de Karl Kraus est souligné dès le début de la représentation où, pris de fièvre nationaliste, de bons citoyens effacent toutes traces non germaniques des enseignes viennoises. Seules sont épargnées les inscriptions juives. Leur tour viendra. Se succèdent des bourgeois d'une étroitesse d'esprit et d'une vénalité sans limites, un homme de dieu qui pousse ses fidèles à ne pas s'encombrer de préoccupations miséricordieuses, des officiers se vantant de la cruauté dont ils ont fait preuve, une mère qui rêve de voir son fils partir au combat et y laisser sa peau. Les comédiens passent avec une délectation communicative d'un rôle à l'autre. Denis Podalydès fait montre d'un talent clownesque tel qu'on en redemanderait. Les compositions de Bruno Raffaelli sont, comme on pouvait s'y attendre, savoureuse en diable. Qu'elle joue ou chante, Sylvia Bergé, elle aussi, enchante. Quant à la jeune Pauline Clément elle montre dans une scène ou elle lit une lettre faussement affectueuse et réellement immonde qu'elle envoie à son mari encore sur le front, qu'elle a de la ressource. Maître d'oeuvre de cette véhémente dénonciation des temps obscurs que n'arrête de connaitre l'humanité, David Lescot confirme, pour sa part, qu'il est l'une des grandes pointures de la scène actuelle. Il ne serait pas surprenant que Svetlana Alexievitch, récent prix Nobel, qui dans "La fin de l'homme rouge" s'appuie sur les témoignages d'hommes et de femmes rencontrés au fil du temps, ait été marquée par la découverte des brulots de Karl Kraus. Jusqu'au 28 février Théâtre du Vieux-Colombier tel 01 44 58 15 15