mardi 31 mars 2015

Innocence de Dea Loher

A l'exemple de Heiner Müller, Botho Strauss ou Peter Handke, autres écrivains d'un irréfutable génie, comme elle d'origine germanique, Dea Loher méprise les conventions narratives. Sur la vaste scène se succèdent ou se croisent plusieurs hommes et femmes dont le bâti intérieur a été mis à mal.Deux travailleurs clandestins assistent,sans réagir, à la noyade d'une fille probablement jeune. Ils seront désormais taraudés par la culpabilité. Frau Habersatt qui survit en solitaire s'échine à tisser des liens, tandis qu'une autre, plus âgée, qui souffre de diabète et s'appelle Frau Sucker (sucre!) a su, à sa façon impérieuse, imposé sa volubile et féroce présence à sa fille et à son gendre. Ce dernier qui travaille dans une entreprise de pompes funèbres se rend compte qu'il s'attache davantage aux morts qu'aux vivants. Assise à l'écart, Hella dénigre les mythes qui servent de socle à la société et laisse libre cours au mépris que lui inspire un mari qui savait, au temps de leur jeunesse, lui donner du plaisir. Véritable spectacle polyphonique que d'aucuns (dont certains journalistes qui ne se sont pas donner la peine d'applaudir) trouvent trop statiques, Innocence en dit long sur une époque si chiche en humanité. On savoure d'autant plus la langue de Dea Loher qu'elle est traduite avec grâce par Laurent Muhleisen et que des comédiens tels que Daniele Lebrun, Claude Mathieu, Bakary Sangaré,Nazim Boudjenah et Cécile Brune ont su, sous la houlette de Denis Marleau, la mettre somptueusement en valeur. Jusqu'au 1er juillet Comédie - Française Salle Richelieu tel 08 25 10 16 80

lundi 23 mars 2015

Little Joe Spectacle hommage aux films de Paul Morissey mis en scène par Pierre Maillet

Comparse d'Andy Warhol, Paul Morisssey réalisa au début des années 70 avec des habitués de La Factory (atelier d'artistes réunis autour de l'inventeur du pop art) la trilogie Flesh, Trash et Heat. Ces films apparaissent à présent comme des documents sur une époque où de jeunes marginaux américains faisaient la nique à l'ordre moral. L'adaptation pour la scène qu'a tiré de cette oeuvre Pierre Maillet est constituée de deux volets : New York 68 et Hollywood 72. Les musiques du Velvet Underground et de Coming soon, un groupe bien actuel et bigrement talentueux, accompagnent les descentes au gouffre d'un prostitué, d'un toxicomane et d'un chanteur autrefois enfant vedette. Les trois personnages interprètés à l'écran par Joe Dalessandro le sont ici respectivement et d'attachante façon par Denis Lejeune, Mathieu Cruciani et Clément Sibony. Dans sa mise en scène Pierre Maillet (qui joue lui-même et à merveille le rôle de la compagne surexcitée d'un des trois gars) en rajoute dans la drôlerie et le grotesque. Ce qui a pour effet de rendre incroyablement gracieuses des situations au départ glauquissimes. Difficile de ne pas être ému par Véronique Alain qui incarne une vedette vieillissante (dont le modèle est Sylvia Miles vue notamment dans Macadam Cow-Boy)prête à tout pour que son jeune amant ne prenne le large. Toute aussi admirable est Frederique Lolié qui se glisse dans la peau d'une jeune frappadingue dont le langage, quand on la contrarie, n'est plus qu'un déluge d'injures. Incarnant un personnage à l'évidence inspiré par Warhol, Marc Bertin fait, lui, une composition qui attire autant le rire que la sympathie. Bien que jalonné de scènes savoureuses et souvent d'une grand crudité, Little Joe baigne dans un climat de mélancolie. Dû à l'évidence à l'épidémie de sida qui allait peu après mettre un terme à la recherche angoissée d'une manière de vivre moins établie. Jusqu'au 29 mars 104 CENTQUATRE-PARIS Tel 01 53 35 50 00

lundi 16 mars 2015

L'or et la paille de Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy

Orfèvres du théâtre de divertissement, Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy écrivent en tandem depuis le début des années 50. Citons dans le désordre parmi leurs innombrables succès Le don d'Adèle, Fleur de cactus, Quarante carats, Potiche. Ces comédies aux dialogues ciselées avaient le plus souvent pour vedettes ces irrésistibles natures comiques qu'étaient Sophie Desmaret et Jacqueline Maillan. Comédienne habituée à jouer dans des registres plus graves - où elle déploie parfois une fantaisie endiablée - Hélène Alexandridis a, comme ces aînées, du brio à revendre. Inconcevable de ne pas éclater de rire en la voyant jouer la veuve cousue d'or d'un magnat sud américain. Echouée par inadvertance chez un couple de jeunes amoureux sans le sou (Céline Martin- Sisteron et Loïc Riewer) qui vivait jusqu'alors aux crochets des copains, elle se révèle despotique croqueuse d'hommes. Du moins jusqu'à ce qu'elle croise dans l'appartement des jeunots un industriel peu averti des choses de la vie (Olivier Broche délicieusement drôle). Il serait mal venu de bouder le plaisir que procure ce spectacle ingénieusement mis en scène par Jeanne Herry, qui comme dans "Elle l'adore", son premier long métrage, affiche son goût des personnages dont l'extravagance provoque des situations rocambolesques. Jusqu'au 5 avril Théâtre du Rond-Point tel 01 44 95 98 21 Du 15 au 17 avril Théâtre de l'Ouest Parisien Boulogne-Billancourt (92)

mercredi 11 mars 2015

Toujours la tempête de Peter Handke. Mise en scène Alain Françon

Errant sur la lande où il a grandi, le narrateur (Laurent Stocker) retrouve les fantômes des membres de sa famille. Sa mère (Dominique Reymond), sa grand -mère (Nada Strancar), son grand - père (Wladimir Yordanoff), sa tante (Dominique Valadié), ses oncles (Gilles Privat, Stanislas Stanic, Pierre-Félix Gravière) sont là, tout sourire. Ces retrouvailles avec le temps perdu commencent dans les années trente, peu avant que ne tombe la nuit de l'oppression. La famille de paysans, dans laquelle il est au début du spectacle un nouveau né, appartient à la minorité slovène installée en Carinthie autrichienne. Son attachement à son identité et par extension à son dialecte apparaît viscéral. L'anschluss, qui porte les nazis au pouvoir, est pour cette population slave une catastrophe. Certains sont obligés d'aller combattre aux côtés des occupants. D'autres vont rejoindre les partisans. La mère attend un enfant d'un soldat allemand avec lequel elle vit une passion. Le narrateur verra ainsi le jour. Les grands parents, quant à eux, subiront les assauts du malheur. Il ne fait pas de doutes que Peter Handke s'est inspiré pour écrire cette pièce de l'histoire des siens. Mais cette histoire il l'a surtout rêvée. Chacun des personnages a des traits attachants. Il est indubitable que les morts sont plus aimables que les vivants. Surtout quand on affiche parfois sa misanthropie comme l'a fait cet écrivain qui compte parmi les plus emballants de notre temps.La confrontation du narrateur avec l'un de ses oncles qui a versé dans l'amertume en dit long sur l'humeur dans laquelle il arrive à Handke de baigner Alain Françon ne semble pas avoir eu de peine à faire sien cet univers. Les lumières délicates conçues par Joël Hourbeigt et une distribution de rêve font de cette création un des moments forts de la saison. Jusqu'au 2 avril Odéon -Ateliers Berthier tel 01 44 85 40 40

lundi 9 mars 2015

Requiem d'Hanokh Levin

Le vieux fabricant de cercueil d'une petite ville situé dans le lointain se plaint d'avoir la guigne. On le comprend : dans cette bourgade peuplée de vieilles gens personne presque ne meure. Il en est réduit à vivre avec sa femme, pour laquelle il n'a jamais eu aucun égard, dans une misérable cabane. Voyant la santé de sa moitié décliner, il l'emmène à la ville voisine où un infirmier prescrit des remèdes d'une parfaite inefficacité. Les voyages en carriole qu'il devra effectuer de multiples fois se font tantôt en compagnie de deux prostituées qui rêvent de rencontres miraculeuses, tantôt en celle de deux francs vauriens au gosier en pente et en quête d'aventures. Si on ajoute que sentant la mort rôder trois anges facétieux en diable n'arrêtent de faire leur apparition on comprendra que la pièce mêle dans un même souffle fable et interrogations philosophiques. Issu d'une famille de juifs rigoristes avec laquelle il prit rapidement ses distances, Hanokh Levin (1943-1999) était au fait de la pensée talmudique comme des légendes et des blagues qui se transmettaient dans le yiddishland. Cécile Backès - qui compte parmi les quelques metteurs en scène qui semblent pouvoir donner un souffle nouveau à l'art théâtral - ne s'y est pas trompée qui fait baigner son spectacle dans un climat qui rappelle les peintures de Chagall. Ce qui touche davantage encore est qu'elle fait - comme autrefois Tadéusz Kantor ou Claude Régy quand il montait des oeuvres de Maeterlick - coexister les vivants et les morts. Lorsqu'il écrivit cette pièce Hanokh Levin avait un pied dans la tombe. Ce qui est le cas du vieux fabricant de cercueil qui flotte entre deux mondes en se demandant quelle autre vie aurait pu être la sienne. Moins encore que les autres pièces de son auteur "Requiem" ne se laisse facilement apprivoiser. Il aura fallu la magnifique traduction de Laurence Sendrowicz, le décor de Thibaut Fack et - dit Cécile Backès - le concours inventif des acteurs Philippe Fretun, Maxime Le Gall, Félicien Juttner, Anne Le Guernec, François Macherey, Simon Pineau et Pascal Ternissien pour aboutir à un résultat aussi heureux. Du 12 au 14 mars Théâtre de Sartrouville et des Yvelinnes CDN tel 01 30 86 77 79 Du 18 au 20 mars La Comédie de L'est - CDN de Lorraine Du 5 au 9 mai Théâtre des Célestins - Lyon

dimanche 8 mars 2015

Ceux qui restent Conception David Lescot

Lorsque la Pologne tomba en 1939 sous la botte nazie Paul avait sept ans, sa cousine Wlodka, 12. Ils sont l'un et l'autre du petit nombre des témoins encore vivants des atrocités commises dans le ghetto de Varsovie avant qu'il ne fut liquidé et ses derniers habitants déportés à plein convois. Face à l'auteur dramatique David Lescot, ils ont rameuter des souvenirs que pendant des décennies ils furent incapables de partager. Paul est le fils d'un libre penseur, sa cousine celle d'un membre actif du Bund (mouvement révolutionnaire juif). Si les deux enfants purent échapper à une soldatesque exercée à l'insensibilité c'est que des jeunes évidement non juifs les aidèrent à travestir leur identité et leur trouvèrent des familles qui acceptaient, contre paiements, de les accueillir. Si quelques personnes leur portèrent secours la plupart, se souviennent-ils, étaient prêts à les dénoncer. Par haine des "youpins" et amour de l'argent. Malgré ce que Paul appelle "les couacs de la mémoire" il arrive à en rassembler des bribes. Alors que arrivé en France, où il grandit dans des maisons d'enfants de L'Union des Juifs pour la Résistance et l'entraide, il se taira. Jamais les petits regroupés dans ces lieux n'évoqueront leurs parents disparus, les épreuves qu'ils ont traversés. Il est plus tard devenu astrophysicien et a fondé une famille. A laquelle il s'est, sur vieux jours, mis à parler. A une époque où la vase remonte les témoignages de Paul et Wlodka ne peuvent qu'éclairer une jeunesse que des torrents d'informations peu fiables laissent désorientée. Et que ces paroles laissent, visiblement, sous le choc. Les interprétations d'Antoine Mathieu et Marie Desgrange, qui épaulés par David Lescot, se glissent dans la peau et les nerfs de Paul et de Wlodka, est de celles qui resteront gravées en nous. Jusqu'au 21 mars Théâtre de la Ville tel 01 4é 74 22 77

dimanche 1 mars 2015

Les larmes amères de Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder

C'est avec Les larmes amères de Petra von Kant, film qu'il réalisa en 1972, que Fassbinder se fit connaître en France. Si un grand nombre de ses oeuvres suivantes sont celles d'un créateur qui brossa avec rage, douleur et un sentiment d'extrême urgence une peinture de l'Allemagne de son temps (1945-1982), on considérait cet ouvrage de ses débuts trop maniéré pour compter parmi ses réussites. Thierry de Peretti, qui a eu la bonne idée de la monter, nous fait découvrir que l'excès de maquillages et de poses lascives des personnages du film cachaient un trésor. Petra von Kant est une styliste en vogue dont la vie amoureuse est un fiasco. Une fidèle femme à tout faire (Lolita Chammah), qu'elle houspille constamment, la suit comme son ombre.Surgit dans son appartement au décor de diva (conçu avec une visible délectation par Rudy Sabounghi)une créature dont la jeunesse refuse d'être asservie. Ce qui séduit Petra. Mais chez Fassbinder le ravissement d'aimer jamais ne dure. C'est en connaisseur qu'il décortique les comportements et sentiments de Petra, véritable championne de l'excès. Sa trop aimée finit par la fuir. Et l'impérieuse styliste de partir en vrille. Les visites de sa fille, d'une amie et de sa mère ne sont pas faites pour apaiser ses nerfs. Fassbinder qui eût une mère à qui il réussit (dans le film semi documentaire L'allemagne en automne) à faire avouer qu'elle appartenait au parti nazi, décrit des femmes - pour leur malheur et celui de leur entourage - sans homme et incapables d'égards vis à vis de leur propres enfants. Disons le tout net : l'interprétation de Valéria Bruni Tedeschi nous laisse subjugué. Cette comédienne, que le cinéma a contribué à faire connaître et apprécié mais qui fit peu de théâtre, joue avec un tel naturel qu'on pourrait croire qu'elle joue sa propre peau. Marisa Borini, sa vraie mère l'est aussi sur scène. Ce qui bien sûr avive le trouble dans laquelle nous plonge le spectacle. Thierry de Peretti, sans doute l'un des metteurs en scène les plus prometteurs de sa génération, a demandé à son complice de toujours, Sylvain Jacques, de lui concocter une bande musicale présente tout au long de la représentation. Son choix, qui comprend ses propres compositions et des extraits d'oeuvres les plus variées, est impérial. l'Oeuvre tel 01 44 53 88 88